La Collectionneuse et autres histoires

Une jeune femme prie un instant devant un petit bouquet sur un pont avant de repartir, dorénavant suivie par un fantôme… Une fille zombie a du mal à accepter son nouvel état et reste dans le déni… Une baigneuse se fait attaquer par un requin alors qu’elle nageait en pleine mer… Un homme trompe sa femme dans les rêves de cette dernière, il devra en être puni… Une jeune fille encore vierge est morte dans un appartement, donnant la naissance à une légende urbaine : c’est la femme aux tatamis, d’une grande jalousie…

Yôsuke Takahashi, l’auteur du recueil La Collectionneuse qui vient de paraitre chez IMHO, nous propose trente saynètes mélangeant fantastique et érotisme léger. Ces histoires ont été publiées durant les années 2000 et 2010 dans le défunt puis (presque) ressuscité – c’est normal vu son thème – semestriel Yoo (Kadokawa shoten), un magazine littéraire dédié aux histoires de fantômes à destination d’un public d’adultes masculins. Ces histoires sont très courtes, la plupart ne comptant que six ou huit planches. Toutefois, « Les papillons rouges », « Yin et Yang » et « Françoise » totalisent seize pages, ce qui leur donne une autre tonalité, ne reposant plus sur un effet de chute. Ces trois contes présentent un propos plus profond (il n’est plus vraiment question de fantômes), souvent touchant et ils réussissent à instaurer une atmosphère lugubre plutôt onirique / cauchemardesque. Par ailleurs, des instants assez poétiques rythment « Les papillons rouges », faisant de cette nouvelle la meilleure de l’anthologie.

En ce qui concerne les autres récits, l’effet de chute est toujours réussi comme nous le démontrent, par exemple, les excellentes historiettes « La Collectionneuse » (qui donne son nom au recueil), « Infidélité » ou « Avis de recherche ». L’efficacité de Yôsuke Takahashi pour dérouler son récit est incontestable : la première planche présente la situation, la deuxième introduit l’élément perturbateur, les troisième à cinquième contiennent quelques péripéties alors que la sixième nous propose une chute généralement inattendue. La narration du mangaka est particulièrement réussie parce qu’il met en page son histoire sur seulement deux bandes d’une ou deux cases (en général, on est plus sur trois bandes d’une à trois cases par planche). L’efficacité visuelle est donc poussée au maximum, ce qui met particulièrement en valeur l’excellent dessin de l’auteur qui fleure bon les années 1980 avec ses personnages aux visages assez ronds et aux mentons pointus « en virgule ». Les différentes techniques utilisées pour obtenir le rendu le plus adéquat achèvent de nous enchanter, notamment sur certains effets de matière.

Il faut dire que Yôsuke Takahashi n’est pas le premier tâcheron venu. S’il était jusqu’ici inconnu en francophonie, il s’agit d’un auteur important et à la longue carrière. Toujours en activité, il a commencé professionnellement en 1977 à l’âge de 21 ans (dans Manga shônen de l’éditeur Asahi Sonomara), alors qu’il était étudiant (il a fait partie d’un cercle produisant des dôjin, des œuvres auto-publiées). Il est considéré comme un des membres importants (tout comme Daijiro Morohoshi) de la nouvelle vague manga. La nouvelle vague manga ? Il s’agit d’une construction de l’essayiste et critique Natsume Fusanosuke (le petit-fils de Natsume Soseki) afin de regrouper sous une même bannière des artistes au style et aux propos divers publiant au début des années 1980 dans des magazines plutôt confidentiels, pouvant être érotiques (exemples : Gekiga Alice ou JUNE) ou à thème comme la SF, le fantastique, ou autres (Peke ou Bessatsu kisôtengai SF manga taizenshû). Ces autrices et auteurs, souvent issus du dôjinshi, avaient une certaine exigence envers leur travail, notamment concernant la forme de leurs histoires et n’hésitaient pas à mélanger les styles des mangas shônen, shôjo, seinen et du gekiga. Katsuhiro Otomo en est le représentant le plus emblématique. Certains de ces mangaka se sont ensuite retrouvés dans des magazines à fort tirages comme Manga Action, Young Magazine ou Big Comic Spirits, ce qui a influencé une nouvelle génération de créatrices et de créateurs.

La bibliographie de Yôsuke Takahashi est particulièrement fournie et ses mangas, principalement des histoires courtes, font l’objet depuis plusieurs années de rééditions sous la forme d’anthologies. Son œuvre la plus connue est Mugen Shinshi qui met en scène Mamiya Mugen, un détective de l’ère Showa. Elle est composée de plusieurs séries qui se passent à des périodes différentes, en proposant des tonalités variées (allant de l’humour à l’horreur macabre). Cela représente 18 tomes en tout. Elle était publiée de façon plus ou moins épisodique dans différents magazines chez plusieurs éditeurs entre 1981 et 2013. Mononoké Sôshi est une série se passant dans le même univers dont le personnage principal est une comédienne spirite qui se surnomme « Te no me » (L’œil dans la main), que l’on a pu voir à plusieurs reprises dans Mugen Shinshi. Les quatre tomes ont été prépubliés dans Horror M (Bunkasha) entre 2007 et 2010. Un autre spin-off est en cours depuis 2020 où Mamiya Mugen se contente de faire des apparitions. C’est prépublié dans Mystery Magazine (Hayakawa shobo). Enfin, n’oublions pas Gakkô kaidan, une compilation d’histoires horrifiques publiées dans Shônen Champion (Akita shoten) entre 1995 et 2000 (15 tomes en tout). L’auteur publie actuellement dans trois magazines différents : des histoires courtes dans Kwai to Yoo (Kadokawa shoten), Mugen Shinshi ryōki-hen dans Mystery Magazine et Garagarapon (il n’y est que scénariste) qui vient de débuter dans Champion RED (Akita shoten).

Attardons-nous un peu sur le magazine Yoo et son successeur. En effet, en francophonie, la plupart d’entre nous n’avons pas une idée précise de la très grande variété de styles, genres et thèmes qui existent dans la bande dessinée japonaise. Les mangas d’horreur / fantastique / épouvante / mystère / ou autre ont leurs propres supports de prépublication (même si beaucoup ont disparu ces dix dernières années). En effet, peu de titres nous sont parvenus en version française (peut-être parce qu’il s’agit de créations principalement à destination d’un public féminin). Il faut dire que, généralement, ce n’est pas vendeur dans nos contrées. Remercions donc IMHO de nous permettre de continuer à découvrir ce pan trop ignoré du manga, de mieux comprendre le paysage éditorial au Japon et de pouvoir lire une œuvre représentative d’un auteur qui est un pilier du genre.

Le magazine Yoo a été créé en 2004 par Media Factory et se présentait comme le premier magazine littéraire japonais consacré aux histoires de fantômes. Il proposait des articles, des critiques, des reportages, des créations littéraires et aussi du manga. En 2011, la branche éditoriale de Media Factory a été reprise par Kadokawa. Notons que Mei, un magazine du même genre mais s’adressant à un lectorat féminin, a existé entre 2012 et 2014. En ce qui concerne les mangas, les auteurs vedettes de Yoo étaient Daijiro Morohoshi, Yosuke Takahashi, Rensuke Oshikiri, Kazuichi Hanawa, Yokô Kôndo et Akiko Hatsu (cette dernière ne bénéficie d’aucune traduction en français). Kazuo Umezu et Daisuke Igarashi y ont aussi publié quelques histoires courtes.

Arrêté fin 2018, Yoo est revenu en 2019 sous la forme d’un mook réunissant les magazines Kwai (dédié aux histoires de monstres) et Yoo (centré sur les récits mettant en scène des fantômes). Il s’agit alors d’un quadrimestriel (sortant en avril, aout et décembre de chaque année) en petit format (A5) mais épais (plus de 400 pages) proposant toujours des mangas et des romans mais surtout des articles, des reportages, des photos, des nouvelles tournants autour du thème choisi pour le numéro. Kwai to Yoo est apprécié par un public plutôt âgé (la moyenne est à 39,5 ans) et féminin (à 60%), il est tiré à 20 000 exemplaires (ce qui est un petit tirage au Japon). Actuellement, trois bandes dessinées sont proposées, réalisées par Daijiro Morohoshi, Yôsuke Takahashi et Rensuke Oshikiri, trois mangaka particulièrement appréciés par votre serviteur et qui sont malheureusement trop peu traduits en français (mais au moins, on a eu la chance de pouvoir lire certains de leurs titres). Il ne reste plus qu’à espérer que d’autres mangas issus de Yoo, Kwai et de leur successeur soient un jour traduits en français (ou en anglais).

La Collectionneuse de Yôsuke Takahashi
Date de sortie : 05/04/2024
ISBN : 978-2-36481-128-7
Format : 14,7 X 21 cm, 224 pages, N&B
Prix : 14 € (acheter en ligne chez IMHO)

Merci à Manuka pour sa relecture et ses corrections. Merci à Benoit d’IMHO pour m’avoir permis d’avoir le choix des visuels de La Collectionneuse et surtout de permettre au lectorat francophone de découvrir un mangaka de talent.

Baldur’s Gate 3, l’acte 2 : un jeu mature ?

Ayant terminé l’acte 2 de mon troisième « run », il est plus que temps de faire un nouveau point sur un jeu qui a été porté aux nues de façon un peu exagérée l’année dernière. Par rapport à ma première partie, j’ai bien mieux compris les mécanismes du jeu, surtout au niveau des combats et des stratégies à mener pour pouvoir vaincre l’adversité. Devrais-je alors changer d’avis ? N’ayant toujours aucune envie de dépendre de jets (virtuels) de dés, ni passer du temps à élaborer la bonne tactique afin de gagner tel ou tel combat un peu difficile, j’ai encore plus « moddé » Baldur’s Gate 3 afin d’améliorer mes compétences et de bénéficier ainsi de bonus lors de ces fameux jets. Je bénéficie ainsi de modificateurs suffisamment importants au point de supprimer la dimension aléatoire du jeu, ayant généralement 90% de chance de réussite. C’est ce côté aléatoire qui m’avait tant énervé à mes débuts, devant obtenir dans certains cas un total de 20 (c’est-à-dire obligatoirement une réussite critique), voire parfois bien au dessus (jusqu’à 30, score inatteignable pour moi à l’époque). D’aucuns pourraient penser que je perds alors tout l’intérêt du jeu mais, non, je peux ainsi mieux apprécier l’histoire et ses différents embranchements. Dorénavant, même en mode Honneur (je sais, il n’y a pas d’honneur à jouer ainsi), je piétine tous mes ennemis et je me réjouis d’avance de la déculottée que je vais infliger aux différents « boss » de l’acte 3. Lors de ma deuxième partie, il ne m’a fallu qu’un tour pour mettre à genoux Raphaël (OK, on était 14 dans l’équipe). Je reviendrai sur le système des MODs dans un prochain billet WordPress, mon acte 3.

Un jeu non fini

Il y a un point sur lequel Baldur’s Gate 3 n’est pas un jeu mature, c’est celui de la finition. En effet, Larian nous a vendu un produit inachevé, bourré de bugs, et surtout après avoir supprimé plusieurs pans du jeu. Cela a, par exemple, rendu inaccessible toute la partie de l’histoire liée à la Ville Haute (et notamment des quêtes avec Jaheira). L’accès nous en est interdit, des quêtes semblent se terminer un peu trop rapidement, de nombreux dialogues ont été retrouvés par les moddeurs, des tas d’objets ne servent à rien, etc. Il y a certes un espoir d’en retrouver une partie avec d’éventuels DLCs, par exemple pour nous vendre une série de quêtes en Avernus, ou nous permettre enfin d’aller dans la ville haute. L’article de Millenium lié au début de ce paragraphe est particulièrement édifiant. Alors, certes, la pratique n’est pas nouvelle dans le monde du jeu vidéo, et Larian est un (pas si) petit studio, mais il y a vraiment de quoi se sentir floué, surtout pour un jeu qui a été durant trois ans en early access et qui s’est très bien vendu, à un tarif élevé de 60 € sur Steam et 70 € sur le PlayStore.

Après six patchs et 22 hotfix en l’espace d’un peu plus de 18 mois, tout ce que nous avons pu « récupérer » pour l’instant est une fête de la victoire et moins de plantages… Par contre, il faut toujours un PC surpuissant (pas sur la carte graphique mais sur le processeur). L’optimisation du code est vraiment devenu une notion étrangère au monde du développement, surtout dans le jeu vidéo. Il ne nous reste donc plus qu’à espérer qu’un jour (lointain), une version « définitive » ou « complète » soit proposée, un peu comme Larian l’a déjà fait avec les deux Divinity Original Sin. En attendant, pour pallier au manque de choix dans les races ou dans les sorts pourtant disponibles dans l’univers de Donjons et Dragons, il faut ajouter de nombreux MODs. D’ailleurs, il se murmure que les meilleurs pourraient être officiellement intégrés au jeu à l’occasion d’un prochain patch qui ajouterai aussi une fonction de gestion de ces fameuses extensions non-officielles, y compris pour les possesseurs de versions PS5 ou Mac.

Un jeu sexuellement explicite (et sexiste)

Un point sur lequel Larian n’a pas tout à fait menti est le côté érotique et la possibilité de dénuder les personnages du jeu. Un certain nombre de MODs permettent même d’amplifier cet aspect de Baldur’s Gate 3. Si on accepte la nudité au début de la partie, les différentes romances proposées débouchent sur une relation charnelle totalement déshabillée. De plus, il est possible de coucher avec une diablesse mais aussi avec un incube ou une succube (le choix est proposé). À chaque fois, cela débouche sur une cinématique qui peut être assez chaude : celles avec Gayle, Karlach ou l’Empeureur sont assez gratinées quand celle avec Ombrecœur reste bien sage. Et le naturisme est autorisé au camp (voire durant l’aventure), il suffit de ne pas porter de tenue décontractée ni de sous-vêtements. Les tenues et armures du jeu étant particulièrement laides (je ne félicite pas les designers de Larian), j’utilise les équipements proposés par un des MODs les plus populaires (mais il y en existe de nombreux autres), dans sa version NSFW histoire d’assumer ce côté mature.

Néanmoins, même si les relations homo et hétérosexuelles sont possibles avec les personnages dits d’origine, que quelques couples lesbiens sont proposés, le sexisme reste bien présent dans Baldur’s Gate 3, y compris dans ses MODs (il en existe un qui déshabille les PNJ femmes mais pas les hommes). Tout d’abord, lors de la caractérisation de son avatar, il est possible de choisir la taille de son pénis mais pas celle de ses seins. Plusieurs MODs vont dans le sens de l’agrandissement des organes génitaux (généralement les pénis) ou des caractères sexuels secondaires féminins (les seins gonflés, les pubis rasés) mais pas pour avoir un plus grand réalisme, surtout en ce qui concerne les poitrines féminines qui font très artificielles, même dans le jeu de base (dans ce dernier cas, on parle de version vanilla). Si on rencontre bien Nocturne, une transsexuelle MtF, elle est bien la seule et aucun autre personnage relevant de la transidentité ne semble présent. Il en est de même pour les couples de même genre : c’est donc possible pour des femmes (tant mieux) mais il n’y a aucun couple d’hommes (ou je les ai raté après presque 200 heures de jeu). Or, on sait bien quelle homosexualité plait à un public masculin et celle que ce même public rejette catégoriquement. Cette diversité était pourtant proposée de façon bien plus naturelle dans la franchise Horizon, notamment dans Forbidden West, preuve que cela est possible.

Toutefois, ne boudons pas notre plaisir tant l’aventure et la majeure partie des quêtes sont prenantes, malgré les coupes opérées par le studio. Je continue à trouver des nouveaux embranchements de quêtes, des dialogues différents alors que je joue toujours un peu de la même façon. Qu’est-ce que ça va être lorsque je ferai une partie plus cynique, voire plus du côté des « méchants » ? De plus, j’espère bien réussir à « conclure » avec Astarion, car même en lui offrant mon sang toutes les nuits, il ne veut toujours pas aller dans ma couche. Voilà donc une romance que j’ai encore à développer, tout comme celles avec Halsin ou avec Minthara. Comme la jalousie a tendance à être la règle dans notre petit groupe, il me faudra peut-être encore deux ou trois « runs » supplémentaires pour arriver à mes fins !

Angoulême 51, énième… 2/2

Après avoir exprimé un avis peu enthousiaste sur les expositions proposées lors de la cinquante et unième édition du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, il est temps d’être un peu plus positif. En effet, la richesse de la programmation permet de privilégier différents types d’activité en fonction de ses sensibilités du moment. En l’occurrence, cette année, étant donné que j’avais un peu de temps disponible, j’avais décidé de « jouer » au chasseur de dédicaces (je n’en avais ramené aucune l’année précédente). Et, généralement, je ne dépasse pas une ou deux à chaque édition. En effet, il s’agit d’une occupation réputée chronophage. Là, j’avais dans l’idée de faire signer cinq ouvrages (avec adjonction d’un petit dessin si possible). Ce n’est pas tant la dédicace qui m’intéresse que le petit moment passé avec l’auteur ou l’autrice, petit moment permettant de bavarder un peu.

Chasser les dédicaces

La première dédicace se devait être quadruple car il s’agissait de faire remplir la page idoine par quatre participants au Placid et Muzo, le retour, une publication hommage du groupe J’AI (auquel je participe assez mollement). Aucune difficulté pourtant à les obtenir : j’en avais déjà deux rien que sur le stand ; et j’ai demandé à El Chico Solo de faire tourner mon exemplaire afin que deux autres dessinateurs viennent se greffer. Merci à eux pour ce gag unique. La deuxième a été assez facile à avoir, le pauvre Cédric Tchao étant bien désœuvré dans l’espace dédicace de Casterman. Nous avons donc pu discuter un bon moment tous les deux. Il ne me reste plus qu’à lire le premier tome de la version manfra des Trois mousquetaires. Par contre, pas de Nicolas Dumontheuil en dédicace chez Futuropolis. Ou je me suis trompé sur le jour / l’horaire, ou l’auteur était empêché. Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais eu le temps de faire une nouvelle tentative… La dédicace suivante demandait de ne pas trainer, Claude Leblanc restant peu de temps à Angoulême. Arrivé vers 10h30 au stand IMHO, j’ai dû patienter que le couple avant moi daigne bien lâcher la grappe à l’auteur de La Révolution GARO. C’était interminable d’écouter Claude leur répéter ce qu’il avait expliqué lors de sa rencontre à l’Alpha alors que je devais repartir sur le plateau.

La quatrième et dernière demandait plus d’organisation : du fait d’un emploi du temps assez serré, il fallait que je rencontre Fabrice Neaud en étant dans les premiers de la file d’attente. C’est que j’y tenais : ma première dédicace à Angoulême date de 2004 et c’était justement Fabrice qui me l’avait faite. Souvenirs et temps qui passe… De plus, n’ayant jamais tenté d’aller en dédicace chez Delcourt / Soleil, je ne savais pas trop comment c’était organisé. Déjà, pas de ticket ni de tirage au sort, juste l’achat d’un ouvrage de l’auteur sur le stand, voilà qui simplifie les choses. J’en ai profité pour prendre Esthétique des brutes – Journal 1 & 2 puisque la réédition propose de nombreuses corrections graphiques et une postface dessinée. Par contre, je suis resté devant l’entrée de l’espace dédicace, surveillant le moment où il serait possible d’entrer malgré le conseil du gestionnaire des files d’attente de faire un petit tour et revenir dans un bon quart d’heure. Bien m’en a pris car j’ai pu ainsi être le premier d’un petit groupe de 5-6 personnes. J’en ai profité pour féliciter Fabrice pour ses explications lors du Twtich qui lui était consacré par LL de Mars (6h40 quand même) et de lui dire que la rencontre croisée avec Sophie Darcq était très intéressante mais trop courte, les 45 minutes étant passées trop vite. Il était temps ensuite de laisser Fabrice avec ses autres fans, et moi de foncer vers la médiathèque L’Alpha.

À propos de dédicaces, un certain nombre de celles obtenues au fil du temps par les membres de l’Association FIBD Angoulême (celle qui détient les droits de la manifestation) étaient reproduites et exposées dans le local éphémère de l’association. Bien entendu, les plus intéressantes dataient des années 1970 et 1980. Il y en avait quelques-unes de bien jolies, et Franquin était vraiment une vedette à voir le nombre de petits dessins obtenus lors de différentes éditions. Dommage que l’encadrement fut particulièrement peu « photo friendly » avec de gros soucis de reflets impossibles à éviter dans de nombreux cas. Dommage, dommage…

Trop peu de rencontres à mon goût

Parlons un peu des tables rondes, rencontres et masterclass. Les conférences du conservatoire n’ayant plus lieu (je sais, je radote mais je les regrette tellement), nous avions nettement plus de temps pour assister aux différents événements avec les autrices et les auteurs qui nous intéressaient. Si l’un d’entre nous est friand de cet exercice, ce n’est pas mon cas. Il faut vraiment que j’apprécie les participant·e·s ou le thème. Du coup, je n’ai fait que deux masterclass, une « vraie », payante (je n’ai pas tenté l’invitation presse pour être certain que nous pourrions y assister) et une « fausse », ce qu’on appelait tout simplement « rencontre internationale » il y a quelques années, même quand la personne était française (présentement, il s’agissait de celle avec Nine Antico). En effet, j’avais préféré laisser ma petite camarade et mes deux petits camarades de la délégation mangaversienne assister à celle de Hiroaki Samura (histoire de ne pas taper une invit’ de plus alors que ça ne m’intéressait absolument pas). J’ai bien fait, sa masterclass était encore plus molle du genou que celle de Moto Hagio. Il parait que celle de Shin’Ichi Sakamoto était la plus intéressante des trois et que, concernant les invité·e·s asiatiques, seule la rencontre (à la Scène Manga) avec Rintarô était réellement réussie. Voilà qui ne nous laissera pas de souvenirs impérissables. Le meilleur était en fait au Studio du Théâtre : il y avait plusieurs rencontres qui m’intéressaient, même si je n’en ai fait que deux sur les cinq envisagées. Il s’agit de « Dessiner sa vie » avec Sophie Darcq et Fabrice Neaud, bien animée par Lucie Servin, et de « Saint-Elme » avec Frederik Peeters et Serge Lehman, animée par Julien Brugeas (qui ne s’est pas foulé à faire un diaporama pour illustrer les propos de ses invités). Le programme des rencontres à l’auditorium du Conservatoire n’était pas inintéressant, mais Daniel Clowes ayant dû annuler sa venue au festival, nous n’y avons pas mis les pieds cette année.

Les tables rondes proposées à la Scène Manga de l’Alpha étaient réussies, du moins celles auxquelles nous avons pu assister, à quelques bémols près. Les titres n’avaient souvent que peu à voir avec le contenu réel. Il y a le bel exemple « Manga et écologie » avec Guillaume Singelin. Bien entendu, ça a parlé surtout de Frontier, des mangas lu par Singelin et de sa fibre écolo, et non pas de l’écologie dans les mangas. Autre cas avec « Bienvenue dans les ténèbres : le manga de l’underworld » avec deux directeurs de collection en invités. Le titre ne veut rien dire et, malgré toute la sympathie que j’ai pour Thimothée Guédon et Mehdi Benrabah, j’imagine qu’ils étaient là pour vendre leur came et rien d’autre. Bien entendu, j’avais mieux à faire ailleurs. Au moins, « Garo, la dissidence manga » avec Claude Leblanc ou « Le genre dans le manga : traduire l’ambigu » avec Satoko Fujimoto (qui nous a bien spoilé Cocon de Machiko Kyô alors qu’on ne lui demandait rien) et Miyako Slocombe, nous ont proposé un contenu en adéquation avec le titre. En plus, ces rencontres étaient intéressantes et bien animées (par Frederico Anzalone pour la première et Xavier Guilbert pour la deuxième). Par contre, on a eu droit à du jamais vu, de l’incroyable, de l’inadmissible avec « Le shôjo manga au-delà des frontières » avec trois universitaires (deux Japonaises et une Belge flamande enseignant au Japon), deux bédéastes, un auteur et une autrice, ces deux-là étant venus des USA. Il y avait trop de monde à intervenir, et c’était totalement hors sujet une bonne partie du temps, sans aucune animation car tout le monde était là pour lire de son côté sa (courte) intervention, le pauvre Xavier étant seulement interprète pour la salle. Une seule intervenante avait réellement quelque chose à dire en rapport avec le thème mais n’a pas eu le temps de le faire car passant en dernier. Du grand n’importe quoi… Je terminerai sur un petit coup de gueule à propos de la scène : elle n’était pas assez surélevée, ce qui fait qu’on ne voyait pas les intervenant·e·s à moins d’être aux deux premiers rangs. Pire, l’écran était placé bien trop bas et était en grande partie masqué. Il faudra absolument revoir la conception de la scène l’année prochaine. C’était une catastrophe, là…

Les rencontres peuvent être aussi plus informelles. Ce peut être une discussion plus ou moins courte sur un stand avec un éditeur, un auteur ou une autrice, un libraire, une connaissance, etc. J’ai ainsi pu revoir Pierre Sery d’Asian District avec grand plaisir (au passage, L’Assaisonnement du bonheur de Ruan Guang-Min est vraiment très bien). Ce peut être aussi en se croisant dans une bulle, au restaurant ou à l’espace presse de l’Hôtel de ville. C’est donc avoir la joie de retrouver des connaissances d’année en année, ou après une plus longue période. Par exemple, c’est ainsi que j’ai pu passer un peu de temps avec maevaa, une ancienne mangaversienne que je n’ai jamais totalement perdue de vue grâce à Facebook et dont j’apprécie les messages et les photos de son mur. J’AI aussi pu passer un peu de temps sur le stand éponyme à bavarder un peu avec les membres de ce sympathique groupe FB. Bref, Angoulême, les rencontres, c’est aussi ça…

Les restaurants, c’est important

Pour en terminer avec le compte-rendu de cette édition, rappelons qu’il y a de nombreux restaurants sur le plateau et qu’en période de festival, il vaut mieux y aller manger de bonne heure si on veut trouver de la place même lorsqu’on est un (plus ou moins petit) groupe. Cette année, du fait de nos cinq journées passées sur place et du temps libre qui nous était parfois imparti, nous avons assez souvent utilisé avec bonheur ce mode de sustentation. C’est ainsi que nous avons diné chinois « Chez H » (une habitude prise depuis quelques années), déjeuné italien dans le tout nouveau et minuscule « La Dolce Vita », diné français à l’incontournable « Le Lieu-Dit », pris à emporter de la cuisine du monde le soir au tout récent « Latoti » (situé dans le quartier de L’Houmeau), déjeuné dans la toute aussi coutumière brasserie « L’Atelier » (l’ex Taverne de Maître Kanter) et, enfin, superbement terminé le samedi soir au très couru bistrot français « Le Tire-Bouchon ». Rare furent donc les ravitaillements sous forme de sandwich ou de l’habituel fouée (c’est au masculin car c’est un pain) au grillon charentais (dans ce cas, uniquement pour l’une et l’un d’entre nous), et c’est tant mieux (c’est très bien le fouée mais ce n’est pas mon truc).

Voilà, c’est tout pour cette année, il ne reste plus qu’à attendre la prochaine édition. Il faut espérer que la bande dessinée américaine retrouve une place qu’elle a perdue depuis quelques temps (on veut une grande exposition Vertigo ou sur Mike Mignola) et que la programmation manga se tourne plus vers les autrices maintenant qu’un premier pas a été effectué. Enfin, je remercie 9e Art+, l’Agence La Bande, notamment Anaïs Hervé et Vincent-Pierre Brat, l’Association FIBD Angoulême, la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image pour tout leur travail et la possibilité de nous permettre de profiter du festival dans des conditions privilégiées.

Angoulême 51, énième… 1/2

Du 24 au 28 janvier 2024, la cinquante et unième édition du Festival International de la Bande Dessinée s’est déroulé sous un temps globalement printanier. Comme tous les ans depuis 2006, une petite délégation de Mangaversien·ne·s y était, et les cinq jours, s’il vous plaît, Moto Hagio oblige. En plus du reportage photographique présentant la manifestation par l’image, voici mon compte-rendu (presque) à chaud, celui d’un ronchon blasé (mais vous pouvez plutôt aller lire celui du newbie de la bande). 🙂

Enfin Moto Hagio

Le principal intérêt de la manifestation angoumoisine est, année après année et sans conteste, l’ensemble des expositions proposées. Elles sont généralement de grande qualité. Réclamée depuis des années, encore plus après celle de 2023 qui nous avait fait hurler de dépit, une grande exposition matrimoniale est enfin proposée au Musée d’Angoulême. Avec l’exposition « Moto Hagio, au-delà des genres », le shôjo manga (vous savez, celui qui s’adresse à un public féminin) est enfin mis à l’honneur. Si vous n’avez pas pu aller au festival, rassurez-vous, elle est accessible jusqu’au 17 mars. Sur une scénographie contrainte par le lieu (donc, année après année, elle est devenue assez classique), les deux co-commissaires (Xavier Guilbert et Léopold Dahan) ont su nous proposer une belle exposition, didactique dans un premier temps, balayant largement la carrière de la mangaka dans un second. Il est donc possible d’admirer tout le talent de Moto Hagio, notamment dans sa capacité à mettre de façon magistrale en page son récit. Les planches sont toutes mises en situation par des cartels développés, malheureusement peu lisibles car placés souvent trop bas et surtout écrits en noir sur un fond assez foncé, ce qui est aggravé par un éclairage oblique occulté par la présence des visiteuses et des visiteurs, forcément en nombre lors des quatre jours du festival ouverts au public. Nous ne féliciterons pas le scénographe qui a bien « merdé » sur le coup.

Une autre exposition était remarquable, celle consacrée au travail de Nine Antico. Il s’agit d’une autrice que je ne connaissais que de nom. Heureusement pour ma culture en matière de BD, la (pas si) petite mais intéressante rétrospective « Nine Antico, chambre avec vue » nous montrait une autre facette de la bande dessinée féminine, en proposant un propos féministe axée sur la culture populaire, ainsi que sur le rêve américain, à chaque fois à travers des femmes souvent touchantes dans leur comportement. Une belle mise en avant de la dernière œuvre de Nine Antico, Madones et putains, se déroulant dans l’Italie du XXe siècle, achevait de donner envie de lire l’ensemble de la bibliographie de l’autrice. Sa masterclass (titre pompeux pour dire que la rencontre se déroulait dans une grande salle) était tout aussi intéressante et superbement animée par Sébastien Thème (journaliste culturel, chroniqueur et producteur) que je découvrais (aussi) à cette occasion. Voilà un nouvel animateur qui faisait plaisir à voir et à entendre.

Cependant, le reste des exposition s’est révélé être globalement décevant alors que j’en attendais beaucoup pour certaines d’entre-elles. Je n’ai pas d’avis sur « Riad Sattouf, l’arabe du futur, œuvre-monde », n’ayant pas eu le temps de la visiter. Je n’ai pas beaucoup d’appétence pour le travail de l’auteur et ayant la possibilité de la voir jusqu’au 5 mai, je l’ai zappée, tout comme celle intitulée « Thierry Smolderen, le scénario est un bricolage ». Les deux sont situées au Vaisseau Mœbius, il est donc possible d’y aller bien après le festival. Toujours à propos des expositions non vues, il y avait « Lignes de départ » (au Nil), mais aussi celle consacrée à la série jeunesse Bergères guerrières. Nous zappons souvent l’Espace Jeunesse par manque de temps alors qu’il semblerait que les expositions y sont très souvent réussies, ce qui avait été le cas pour les deux dernières que nous avons pu voir. Nous n’avons pas été à celles organisées par d’autres organismes, telles que « Olivier Ledroit, Requiem » (à la C.C.I.) ou « Adolescents en guerre » au Musée du papier, par total inintérêt dans ces deux cas.

Le dimanche matin, une partie de notre groupe a préféré privilégier les expositions du Musée de la Bande Dessinée qui se sont, une nouvelle fois, révélées être plutôt moyennes, voire très moyennes : « Croquez ! La BD met les pieds dans le plat » est très rapidement foutraque et indigeste, « Photomatoon » est gentillette mais minuscule, « François Bourgeon et la traversée des mondes » est assez pauvre en explications, elle manque de mise en perspective. De plus, elle passait trop rapidement sur Les Passagers du vent et Le Cycle de Cyan. Il y avait heureusement de très belles planches en N&B. Cependant, où sont passées les super expositions du Musée de la BD d’il y a quelques années ? En dehors de l’éclaircie « Calvo, un maître de la fable » en 2020, ça commence à faire longtemps que nous n’avons pas eu quelque chose de vraiment remarquable.

Toutefois, il restait encore de quoi faire, tant la programmation est riche chaque année. C’est juste qu’elle n’a pas eu l’heur de me plaire… Deux exemples tout à fait parlant : « Attraper la course » permet d’admirer jusqu’au 10 mars de nombreuses planches de Lorenzo Mattotti, bédéaste, illustrateur et peintre de talent dont nous avions pu admirer des pièces magnifiques lors de la dernière édition du défunt Pulp Festival. La magie n’a pas opéré cette fois, peut-être à cause des textes plutôt inintéressants de Maria Pourchet, sans parler de la banalité du sujet à représenter. Seule la dernière petite salle possède une réelle atmosphère. Je n’en attendais pas grand-chose, je n’ai donc pas été réellement déçu par « Hiroaki Samura : corps et armes ». Son manga phare, L’Habitant de l’infini m’indiffère totalement, et ce, depuis une période où j’étais infiniment plus tolérant. Et ce ne sont pas les textes illisibles de Fausto Fasulo, le commissaire, qui a remonté mon intérêt. Par contre, la scénographie était sympa. J’avais l’impression de retrouver (en plus petit) l’exposition sur L’Attaque des titans où là aussi, c’était beaucoup d’esbroufe. Certes, c’était mieux dessiné cette fois, mais bon…

Toujours au rayon des déceptions, surtout quand on fait la comparaison avec la projection de l’année dernière consacrée à Druillet, nous avons « Dracula : immersion dans les ténèbres ». C’était peu impressionnant, moins immersif avec des problèmes de positionnement des vidéoprojecteurs placés ras-du-sol, ce qui créait sur les murs des ombres de visiteurs et visiteuses très malvenues, sans oublier une utilisation du plafond assez pauvre. Et comme je me fiche totalement de Shin’ichi Sakamoto, voilà un quart d’heure (le temps de se rendre sur place et de repartir) de perdu dans un programme heureusement peu chargé. Dernière déception, « Les 50 ans du concours de la bd scolaire ». Je m’attendais à pouvoir admirer l’évolution des centres d’intérêts des collégien·ne·s et lycéen·ne·s au fil des décennies, je n’y ai vu qu’un rapide retour en arrière à base d’affiches des différentes éditions et de pauvres textes versant un peu dans l’auto congratulation.

Bref, vous l’aurez compris, cette édition ne restera dans ma mémoire que pour sa première grande exposition matrimoniale… du moins en ce qui concerne ce type d’activité. Car, heureusement, le festival, ce n’est pas que ça. Il y a tant d’autres choses qui sont proposées que l’on arrive toujours à trouver quelque chose d’intéressant à faire ou à voir. Du moins, c’est ce qu’on attend du FIBD… En a-t-il été de même avec la cinquante et unième ? Vous le saurez dans la seconde partie de ce compte-rendu, qui est un peu plus enthousiaste, je vous rassure 🙂

Le manga, du papier et du numérique

En décembre 2023, j’ai eu la chance de proposer une nouvelle conférence présentant le manga à des classes de seconde du lycée Jean Monet de la Queue lez Yvelines. Cette même conférence a été donnée en janvier 2024 au collège Saint-Louis Notre-Dame du Bel Air à Montfort L’Amairy.  Le but était de présenter le fonctionnement de l’industrie du manga au Japon et d’évoquer sa mutation vers le numérique, à partir ce que l’on peut en observer des publications disponibles en francophonie. Voici cette conférence dans une version rédigée et développée.

La Culture manga

Le terme manga fait normalement référence à la bande dessinée japonaise. Pour beaucoup, cela englobe aussi les dessins animés (au Japon, on parlait à une époque de terebi manga même si le terme anime, venu des USA, a pris de l’importance depuis de nombreuses années), ainsi que toutes les illustrations d’inspiration « manga », le cosplay, etc. c’est-à-dire tout ce que l’on pourrait regrouper dans un ensemble nommé « culture manga ». Au Japon, pour la bande dessinée, on parle d’ailleurs plutôt de komikku (comics). Nous allons ici nous concentrer principalement sur l’aspect livre de cet univers manga et voir comment il est créé au Japon.

La classification

Si en France, on connaît les mangas principalement sous forme reliée, au Japon, les mangas sortent généralement dans des magazines de prépublication. Une fois qu’il y a assez de chapitres et donc de pages, le manga sort en format relié, c’est-à-dire sous la forme d’un livre (tankobon) comprenant 140 à 220 pages (180 le plus souvent). Certains magazines sont hebdomadaires, d’autres bimensuels, mensuels, trimestriels, voire annuels (les « spéciaux »).

Il existe de nombreux magazines de prépublication (mangashi) et ils visent tous une tranche d’âge et un genre. C’est un marché très segmenté et c’est donc en fonction du public principalement visé que l’on va les classifier. Ceci dit, les magazines papiers sont de plus en plus remplacés par des sites internet de prépublication qui sont plus multi-audiences (par exemple le webzine Ura Sunday). Ces sites peuvent être gratuits ou sur abonnement. Comme les classifications japonaises sont assez mal utilisées en France, il vaudrait peut-être mieux les oublier pour s’intéresser plutôt aux types d’histoires proposées, comme le fait un éditeur comme Akata. Néanmoins, étant utilisés par quasiment tout le monde, voici un rappel des principales classifications qui sont faites : shônen, shôjo, seinen, josei mais aussi kodomo (pour enfant), etc.

Néanmoins, cette classification ne montre pas la diversité éditoriale qui existe au sein d’un même magazine de prépublication. Par exemple, un mangashi de plus de 600 pages peut contenir une quarantaine de séries qui peuvent aller d’une page (gag manga) à quarante planches (généralement seize dans le cadre d’un hebdomadaire), ce qui permet d’avoir beaucoup de variété dans les styles de dessin et les types de récits. Voici quelques exemples de mangas regroupés selon leur thème et distingué selon leur cible éditoriale.

Un peu d’histoire

Au Japon, le manga est apparu au début des années 1910 pour se transformer à la fin des années 1940 sous l’influence d’Osamu Tezuka puis se développer dans les années 1950-1990, avec une apogée en 1995. Depuis, les magazines de prépublication imprimés sont en déclin continuel  mais, comme déjà indiqué, cette prépublication se développe de plus en plus en ligne via des sites ou des applications. Cependant, l’importance du manga est telle que le chiffre d’affaires japonais dépasse largement l’ensemble des autres marchés de bande dessinée pour tout le reste du monde. Il n’y a donc rien d’étonnant que le manga soit prédominant dans toute l’Asie et qu’il ait autant de succès en Occident (surtout depuis ces dernières années) ou en Afrique.

Créer des mangas

Tout part donc du magazine de prépublication (sauf dans de rares exceptions comme celle des anthologies). Chaque magazine a un rédacteur en chef qui dirige le mangashi et qui définit la ligne éditoriale. Il y a surtout une équipe d’éditeurs (tantosha), ceux-ci étant chargés de superviser un certain nombre d’auteurs (mangaka). Ce sont les tanto qui vont voir avec chaque auteur·e dont ils ont la charge comment réaliser un chapitre pour le prochain numéro à paraitre. Le rythme de parution du magazine conditionne la taille du chapitre et la fréquence des réunions. Pour un hebdomadaire, l’auteur·e doit produire généralement 16 pages. Pour un bimensuel, on est généralement à 20-30 pages, pour un mensuel, c’est entre 40 et 60 pages. Rappelons une fois de plus que depuis plusieurs années, les magazines papier disparaissent au profit de leur homologues en ligne, mais la façon de travailler reste la même. Par contre, la contrainte de pagination est moins importante car il n’y a plus un magazine à remplir, mais un site à animer par des parutions régulières.

Les mangaka travaillent rarement seul·e·s, ils ou elles montent un studio et réalisent leur manga en équipe (payée sur les propres revenus des auteur·e·s). Ils ou elles sont généralement assisté·e·s par des personnes (les assistant·e·s) qui vont réaliser des tâches précises (gommer les crayonnés, poser des trames, dessiner telle ou telle partie du décor, etc.). Le nombre d’assistant·e·s est très variable, il dépend du nombre de pages à rendre, des séries en cours. Cela peut aller de un à plus d’une dizaine. Généralement, plus on s’approche de la date de rendu, plus il y a d’assistant·e·s. Dans les années 1970, Osamu Tezuka avait mis en place les 3 × 8 : il avait trois équipes d’assistants qui se relayaient 24 heures sur 24 dans les locaux de l’auteur. Le studio est généralement situé dans un appartement loué pour l’occasion (permettant de dormir sur place en période de bouclage) ou chez l’auteur·e dans une pièce dédiée à cet usage.

Un chapitre est généralement réalisé ainsi : L’auteur·e conçoit le scénario en réalisant un brouillon, une sorte de story-board qu’on appelle le name (namu). Ce brouillon contient les dialogues, les grandes lignes de la mise en page (la narration). Ensuite, l’auteur·e va rencontrer son ou sa tanto pour en discuter, soit dans les bureaux du magazine, soit dans un café. Les tanto peuvent demander des changements (et ne  s’en privent pas), estimant que telle ou telle partie n’est pas assez bonne, donnant ainsi des conseils pour rendre l’histoire plus attractive. Cela peut concerner un point de vue, un enchainement de cases, un dialogue, etc. Une fois que mangaka et tanto sont d’accord sur le chapitre, il est temps de passer au crayonné. C’est l’auteur·e qui s’en occupe et qui dessine toute les pages au crayon. Ensuite, c’est la phase de l’encrage. Le ou la mangaka peut s’en occuper entièrement ou déléguer une partie plus ou moins importante du dessin à encrer (les décors, les onomatopées, une partie des personnages). Les trames sont généralement posées par les assistant·e·s, tout comme la typographie des dialogues (qui peut aussi être faite par l’imprimeur). Une fois que tout est terminé (généralement juste à temps), les planches sont rendues au tanto qui les remet à l’imprimeur. Toutefois, même si le monde de l’édition au Japon est assez conservateur, le numérique (les ordinateurs et les tablettes graphiques) remplacent de plus en plus le papier.

Pour un hebdomadaire, cela occupe généralement six jours sur les sept de la semaine. Le dimanche, l’auteur·e peut se reposer. Les assistant·e·s, pour un hebdomadaire, interviennent généralement les trois derniers jours. Mais cela peut varier d’un·e auteur·e à l’autre, selon sa façon de travailler. Créer des histoires pour un mensuel donne plus de temps pour s’organiser, mais il y a souvent plus de planches à produire. Il est à noter que certain·e·s passent d’un magazine hebdomadaire à un mensuel car ils ou elles n’arrivent pas à suivre le rythme ou que cela correspond mieux au récit. Il y a aussi la possibilité de paraitre un numéro sur deux.

Les dôjin et le monde du manga « amateur »

Il est possible de faire du manga en dehors des maisons d’éditions déjà installées. Il existe un marché du manga « amateur » qui est devenu suffisamment important pour permettre d’en vivre. Les dojinshi sont apparus dans les années 1950 dans le cadre des clubs mangas qui existent notamment dans de nombreux lycées. Des « cercles » se forment, c’est-à-dire des groupes de personnes travaillant sur un même projet. Ces cercles sont sortis petit à petit du monde éducatif pour exister plus ou moins formellement en dehors, tout en se « professionnalisant ». Les mangas auto publiés sont généralement des one-shots (histoires auto conclusives) de quelques dizaines de pages racontant une histoire qui peut être la parodie d’une série à succès, ou être un récit original.

La vente de ces ouvrages se fait par Internet et surtout par le biais des conventions. Il existe même des anthologie publiant du dôjin. La plus importante convention est le Comiket (comic market) qui se déroule deux fois l’an au au Tokyo Big Sight. On peut en avoir un petit aperçu en France en allant à Japon Expo, dans l’espace fanzine. Mais pour le Comiket, il faut imaginer un espace fanzine de plus de 30 000 stands (composés d’une simple table) accueillant plus de 500 000 visiteurs en trois jours. Il existe d’autres conventions au Japon, plus petites, comme le Comitia à Tokyon plus accès sur les créations originales où des éditeurs francophones comme Ki-oon ont l’habitude de prospecter, à la recherche de talents encore inconnus des éditeurs japonais. Il y a aussi le Gataket à Niigata, pour donner un autre exemple. Depuis quelques années, avec le développement des plateformes de lecture en ligne, de plus en plus de dôjin y sont proposés. Une de ces plateformes est pixiv. Cela permet aux dojinshika de se faire connaître et, éventuellement, de passer professionnel·le·s, soit dans des magazines soit au format papier, soit en ligne.

En France, le phénomène existe aussi, de bien moindre importance, comme on peut le voir en allant dans la partie dédiée au fanzinat de conventions comme Japan Expo. Néanmoins, pour les passionné·e·s, c’est une excellente façon de découvrir le monde de la création et de l’édition, puis de se faire connaître.

Un succès décliné à l’infini

Quand un manga (papier) rencontre un certain succès, il est souvent adapté en animé qui peut faire une ou deux saisons (ou plus si l’audience est au rendez-vous). Cette adaptation est importante pour les auteurs comme pour les éditeurs du manga originel car, outre des droits d’auteurs, la diffusion à la télévision accroit la notoriété donc l’audience du titre et amplifie ses ventes. C’est un phénomène qu’on ne rencontre pas qu’au Japon. En Occident, c’est la même chose : une série qui passe à la télévision (même par Internet) a de très grandes chances de mieux se vendre sous la forme de livre. Les plus gros succès commerciaux ont droit à une déclinaison cinématographique (bénéficiant donc d’un budget nettement plus important). Cette adaptation qui est diffusée dans les salles de cinéma est le plus souvent sous la forme d’un film d’animation, mais peut être aussi un fil en prise de vues réelles, avec de véritables acteurs et actrices. Le film d’animation peut être aussi produit uniquement pour une diffusion à la télévision (on parle alors d’OAV). L’adaptation peut aussi se faire sous la forme d’une série TV en prises de vues réelles avec de véritables acteurs et actrices. On parle alors de drama.

Une autre déclinaison des mangas qui connaît un succès certain est la figurine. En Occident, on aime beaucoup les figurines, il en est de même au Japon, ce qui fait le bonheur des magasins spécialisés, les marges étant bien meilleures que sur le livre. Elles ont tendance à être plus petites, moins travaillées et surtout moins cher au Japon qu’en France. Il s’agit dans l’exemple donné ici d’une figurine de Sailor Moon, mais il en existe des centaines et des centaines d’autres, issues de séries comme One Piece, Dragon Ball, etc. Cependant, les produits dérivés sont bien plus variés que cela. Nous avons déjà parlé des dojinshi, un phénomène qui s’est développé dans les années 1970 dans les clubs manga des lycées japonais, mais ceux-ci ne débouchent pas sur des droits d’auteur, ce qui en fait une catégorie illégale mais tolérée.

Les séries à succès peuvent être aussi déclinées sous une forme purement littéraire, en romans appelés « light novel », c’est-à-dire proposant une littérature sans grande prétention autre que de distraire. Nous sommes là dans la pure industrie du divertissement. Il s’agit le plus souvent de spin-off, c’est-à-dire des histoires parallèles mettant en scène des personnages plus ou moins secondaires. Néanmoins, il existe des séries qui font le chemin inverse. Des light novels, créations originales ayant rencontré un certain succès public, sont adaptés en manga et même en animés. Il y a même des cas où les trois supports sont prévus dès l’origine afin d’être très présents sur les trois canaux en même temps, renforçant ainsi leur notoriété et leur exposition. Enfin, les plus grands succès commerciaux trouveront leur Graal en étant adapté en jeu vidéo. Deux des trois principaux fabricants de consoles de jeux vidéo étant japonais, un nombre important de mangas à succès ont eu droit à une adaptation. Bandai est un des éditeurs de référence, un des plus actifs dans le domaine. Dragon Ball, Naruto, One Piece, mais aussi Mobile Suit Gundam, JoJo’s Bizarre Adventure, la liste est longue des adaptations réussies en jeux vidéo, que ce soit sur les consoles Nintendo ou les différentes Playstation.

La liste des produits dérivés est réellement interminable. Ce peut être aussi des jouets ou des jeux de sociétés, des peluches ou des poupées, des goodies sous toutes les formes imaginables (agenda, trousses, cahiers, stylos, cartables, cartes téléphoniques ou de train, vêtements et chapellerie, maroquinerie). Il existe aussi des chaines de cafés comme le Gundam Cafe que l’on peut trouver dans les principales villes japonaises. Le centre commercial Diver City à Odaiba accueille même une reproduction d’une armure à l’échelle un depuis 2009 (le modèle a changé en 2017).

Le manfra

J’ai eu l’occasion de présenter ma définition du manfra à l’occasion de différentes conférences sur le sujet données au Festival Angoulême ou à Cherisy BD-Manga, notamment afin d’en retracer sa courte histoire, avec ses réussites et ses échecs les plus marquants. Pour simplifier, le manfra est du manga réalisé par des francophones qui rêvent de faire de la bande dessinée à la façon des Japonais. Le terme n’est pas encore « officiel ». Cependant, il se diffuse de plus en plus dans la communauté, même s’il est rejeté par certains acteurs du genre comme Moonkey qui préfère le terme de « manga français ». Nous avons vu les principales caractéristiques du manga dans la première partie du présent dossier. En les appliquant au manfra, cela donne un ouvrage en N&B avec une pagination importante (au moins 160 pages) édité au format poche ou semi-poche (entre A5/B5 et A6/B6). La présence d’une jaquette est indispensable pour beaucoup, même si cela n’est pas obligatoire. Le sens de lecture « à la japonaise » dépend beaucoup du choix des auteur·e·s. Néanmoins, il est illusoire de publier en sens de lecture japonais en espérant une publication au Japon.

Bien entendu, un graphisme plus ou moins copié des mangas shônen ou des shôjo grand public est inévitable (alors que le manga propose une très grande diversité graphique). C’est ainsi que nous rencontrons surtout un dessin assez stylisé et plutôt rond que j’appelle semi-réaliste néoténique (avec des – plus ou moins – grands yeux) ou alors comique de type SD (Super Déformé). La narration, grâce à la pagination importante de l’ouvrage, est aussi d’inspiration manga, c’est-à-dire avec peu d’ellipses et la présence régulière d’enchainements de point de vue à point de vue (d’après l’analyse de Scott Mc Cloud exposée dans L’Art invisible). Il faut aussi une volonté de l’auteur·e et de l’éditeur de faire du manfra. Car il faut une édition professionnelle diffusée en librairie spécialisée ou en vente en ligne dans ma définition, sinon, on fait du fanzinat. Un certain nombre de petits éditeurs se sont créés au fil du temps pour pouvoir commercialiser sous forme physique le travail de diverses auteur·e·s. E.D Édition en est un bon exemple, même s’il semble ne pas avoir survécu à une distribution par Hachette (un diffuseur/distributeur plus petit aurait été une bien meilleure idée).

La bande dessinée hybride

L’influence du manga sur la bande dessinée franco-belge ne s’est pas limitée au manfra. Elle peut aussi se retrouver dans la bande plus grand public, du fait d’un dessin ou d’une narration manifestement sous influence. Une des premières œuvres françaises manifestement hybrides est L’Immeuble d’en face de Vanyda (La boite à bulles).

Afin d’être un peu plus concret, voici deux comparaisons entre du manga (à gauche), du manfra (au centre) et de la bande dessinée hybride (à droite). Bien entendu, ces classification peuvent sembler un peu artificielles ou discutables, notamment dans un domaine où les exemple et les contre-exemples abondent. Il surtout faut garder à l’esprit que ces distinctions ne doivent être en aucun cas un frein à la curiosité ou au rejet de telle ou telle œuvre parce qu’elle ne serait pas « canonique ». Trop de lectrices et de lecteurs rejettent le manfra car ce n’est pas du « vrai manga » (même si c’est de moins en moins vrai), tout comme de trop nombreux fan de BD franco-belge rejettent les séries où les influences asiatiques sont trop manifestes et restent nostalgiques des années 1950-1970. Toutes sont des bandes dessinées qui peuvent plaire, même si les plus sévères et blasés d’entre nous estiment que la Loi de Sturgeon s’appliquent dans tous les cas… tout en sachant ne pas ériger de barrières et se limiter à tel ou tel genre.

Le webtoon

Il y a quelques années, il s’est développé en Corée du Sud une nouvelle forme de bande dessinée destinée à être lue sur des écrans et non pas dans un magazine papier ou dans un ouvrage relié.  Du coup, la création est entièrement numérique alors que beaucoup de mangaka au Japon sont restés assez traditionnels dans leur façon de faire. Les webtoons sont apparus en 2003-2004 et ont connu de plus en plus de succès au fil du temps, notamment grâce à l’amélioration des écrans des téléphones portables. Les webtoons peuvent être payants ou gratuits. Généralement, les premiers chapitres sont gratuits, tout comme le dernier chapitre mais il faut ensuite payer pour pouvoir lire toute la série.  Le gouvernement Sud Coréen a beaucoup œuvré à la promotion du webtoon dans toute l’Asie et en Occident (avec une internationalisation vers les USA en 2014), souvent par le biais de stands lors des salons et festival, présentant sur des écrans les webtoons à succès. ils sont accessibles par le biais de sites dédiés ou d’applications pour téléphones portables.

Depuis quelques années, profitant de l’engouement pour l’industrie culturelle coréenne (Kpop, Kdrama, etc.), le webtoon connait un succès fulgurant et de nombreuses plateformes sont désormais disponibles dans de nombreux pays, soit créées par des éditeurs coréens, soit des éditeurs locaux. Un des soucis avec le webtoon est le rythme de production élevé exigé car un auteur ou une autrice doit produire environ une soixantaine de cases par semaine, soit l’équivalent d’une dizaine de pages. Si vous devez tout faire, c’est rapidement intenable. Cela oblige à une standardisation du dessin et des couleurs. Une fois que la série a suffisamment de succès, il est alors possible de faire appel à des assistant·e·s, notamment pour faire la mise en couleur.

La grande différence avec la bande dessinée papier, c’est le sens de lecture : il est vertical au lieu d’être horizontal. L’autre grande différence avec le manga, c’est la couleur. Il n’y a plus de cases à proprement parler car le défilement est prévu de se faire à la verticale avec des transitions, ce qui est facilité par le fait que les images sont la plupart du temps en couleur, même s’il existe des webtoons en N&B. Pourtant, le papier résiste au numérique. En francophonie, les webtoons qui rencontrent le plus de succès sont proposés au format livre, eux aussi en couleur (ce qui impacte grandement leur prix). Cependant, le sens de lecture n’est pas le même, ce qui oblige à un remontage des cases afin de les faire passer dans un sens vertical à un sens horizontal au sein d’une page. Solo Leveling est un excellent exemple de ce remontage.

Les écoles

Si la grande majorité des auteur·e·s de manfra sont plus ou moins autodidactes ou viennent de la bande dessinée franco-belge, il y en a (peu) qui ont fait des écoles spécialisées ou des écoles d’art. Ces dernières sont d’ailleurs à privilégier tant la diversité de leurs formations permet d’acquérir de nombreuses techniques et connaissances en art plastique en plus du dessin. En Belgique, les plus connues sont l’Institut Saint-Luc de Bruxelles (par laquelle de nombreux auteurs de BD sont passés) ainsi que l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles (mais la bande dessinée n’y est pas enseignée). En France, l’École des Gobelins est la voie royale grâce à un enseignement d’une très grande valeur (toutefois l’animation et le jeu vidéo sont privilégiés à la bande dessinée).

Cependant, il y a de nombreuses écoles de qualité en province, telles que l’EESI à Angoulême / Poitiers, l’École Émile Cohl à Lyon, ainsi que L’Iconograf à Strasbourg, la Haute école des Arts du Rhin à Mulhouse / Strasbourg ou l’École Pivaut à Nantes / Rennes, l’EIMA à Toulouse. Cette liste n’est pas exhaustive, bien entendu. De plus, il existe des écoles privées spécialisées dans l’apprentissage du manga. Il y a par exemple Human Academy à Angoulême.

Angoulême, la cinquante-et-unième !

La conférence de presse de la cinquante-et-unième édition du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême a eu lieu ce jeudi 16 novembre. Nouvelle édition, nouveau lieu… Cette année, c’est au COJO Paris 2024 que la conférence a eu lieu, en petit comité (une centaine de personnes seulement) étant donné le lieu, très sécurisé. J’ai dû, comme quelques autres personnes, faire un peu le forcing pour y assister. J’en profite pour remercier Vincent-Pierre Brat de l’Agence La Bande d’avoir accepté ma demande. En effet, j’assiste au grand raout pré-festival depuis 2009 et ça aurait été dommage de rater celui-ci. Néanmoins, je n’ai pas pu croiser autant de petits camarades du monde de l’édition ou du journalisme spécialisé par rapport aux années précédentes. Dommage…

Le bâtiment du COJO est immense, moderne, son accès est, donc, sacrément sécurisé. J’imagine que c’est pour cela qu’il y a eu aussi peu d’invités à la conférence de presse. Après l’introduction par Franck Bondoux de l’édition 2024 (le festival, pas l’éditeur strasbourgeois) placée sous le signe de l’olympisme (il y a cinq grands festivals nationaux qui ont le label Olympiade Culturelle : Angoulême, Cannes, Avignon, Arles et Rock en Seine), nous avons eu le droit à un petit discours de Thierry Rey (à défaut d’avoir Tony Estanguet) ainsi qu’à une présentation de la forte présence à venir du Canada (Pavillon dédié, stands dans la Bulle du Nouveau Monde et au Marché des droits, exposition sur le parvis de l’Hôtel de ville et même un food-truck proposant des classiques de la cuisine canadienne) qui nous a rappelé l’époque (pas si lointaine) des pays invités. Par ailleurs, cette année, il n’y a pas eu un long défilé de personnalités ayant un petit discours à prononcer et c’est tant mieux.

Bien entendu, composée de Mangaversiens et Mangaversiennes, la petite délégation dont je ferai partie en janvier sera surtout intéressée par la bande dessinée asiatique. Fausto nous a donc éclairci sur l’évolution de Manga City (heureusement, car il n’y a que peu de choses dans le dossier de presse) : Le Hall 57 est reconduit avec Darwin Prod à l’animation, c’est-à-dire qu’il ne présentera aucun intérêt à nos yeux (food-court et goodies, non merci). Par contre, la bulle manga disposera de plus de place grâce au déménagement de l’espace dédié aux rencontres dans l’Alpha, ce qui est une excellente chose, même si du coup, on ne va pas y passer beaucoup de temps, forcément. À l’inverse, on va aller plus souvent à la médiathèque (qui ne proposera aucune exposition, à la différence des années précédentes) pour assister à différentes rencontres concernant la bande dessinée asiatique.

Sur les huit grands expositions annoncées, deux concernent le manga (et, une fois de plus, aucune pour le comics). Une des expositions phares est celle consacrée à Moto Hagio, la mangaka de référence trop longtemps ignorée dans nos contrées, notamment par le Festival (même si j’avais consacré à l’autrice une conférence en 2014 au Conservatoire). Elle sera située au Musée d’Angoulême, proposera environ 150 pièces (principalement des originaux qui ne sont jamais sortis du Japon) et bénéficiera d’un catalogue dont la qualité ne fait aucun doute car rédigé par Léopold Dahan et Xavier Guilbert (les deux co-commissaires). L’autre exposition manga sera consacrée à L’Habitant de l’infini de Hiroaki Samura et sera située dans la salle Iribe de l’Espace Fanquin. Il y aura aussi une sorte d’exposition / projection artistique située dans la chapelle du lycée Guez de Balzac qui mettra en scène la figure bien connue de Dracula par Shin’Ichi Sakamoto, l’auteur de #DRCL. Enfin, les fans d’animation auront l’occasion de rencontrer Rintarô à l’occasion de la diffusion de plusieurs de ses films en sa présence.

Une autre grande exposition (avec celle consacrée à L’Arabe du futur de Riad Sattouf, le Grand Prix 2023) et qui n’est pas à rater est celle consacrée à l’excellent Lorenzo Mattotti (au Musée d’Angoulême). Dans le cadre de l’Olympiade Culturelle, l’artiste / bédéaste a réalisé une centaine d’illustrations originales qui seront proposées avec de courts textes de Maria Pourchet. L’idée est de mettre en image l’art de courir. Là aussi, un catalogue sera édité à cette occasion. D’ailleurs, le programme des expositions est bien plus motivant que celui de la cinquantième édition. Celle de Nine Antico est intrigante. Située à l’Hôtel Saint-Simon (lieu qui a souvent permis de voir ou découvrir de nombreux talents), « Chambre avec vue » mettra en scène les femmes, dans toute leur variété, qui parcourent l’œuvre de l’autrice. Une grande rétrospective, montrant l’évolution des centres d’intérêt et des modes des jeunes lectrices et lecteurs sur plusieurs décennies, sera proposée avec « Les 50 ans du concours de la BD scolaire », située dans le Quartier Jeunesse. Enfin, la Cité propose actuellement (et jusqu’au 5 mai) l’exposition « François Bourgeon et la traversée des mondes », ce qui est à ne pas manquer.

Trois Masterclass nous seront proposées au Théâtre (Moto Hagio le jeudi, Shin’Ichi Sakamoto le vendredi et Hiroaki Samura le samedi). Par contre, on ne sait pas grand-chose des rencontres et tables rondes avec différentes autrices et auteurs, le dossier de presse étant très flou à ce sujet. On ne sait rien sur les rencontres du CNL situées au sous-sol du Conservatoire, et, a priori, il n’y a plus les conférences du Conservatoire (ce qui est extrêmement regrettable tant elles étaient intéressantes). Il va falloir attendre le Heure par heure pour en savoir plus. Il devrait y avoir pas mal de rencontres au pavillon Canada (situé rue Hergé), ceci dit. Seront-elles intéressantes ? On verra bien.

Je n’ai jamais grand-chose à dire ou à reprocher aux différentes sélections (l’officielle et les autres : jeunesse, polar, patrimoine, etc.), n’ayant souvent lu que moins de 10% des titres nommés. Par contre, comme les années précédentes, la sélection manga (là, par contre, je connais nettement mieux ce qui sort sur une année) ne me parait pas à tomber par terre. À part Bâillements de l’après-midi en Jeunesse (l’auteur plait, manifestement, il avait déjà était nommé en 2021), Utsubora en Polar, Le Clan des Poe en Patrimoine, Kujo l’implacable et EVOL en Officielle, les autres auraient pu faire sans mal la place à de bien meilleurs titres. Après, l’absence de telle ou telle œuvre peut être imputable à sa non-soumission par son éditeur, ou à l’absence de consensus au sein du comité de sélection dont je ne doute pas un seul instant du sérieux. Je regrette une fois de plus l’absence de manhua venant de Taïwan tant des choses intéressantes sont proposées depuis trois ans et qui sont largement meilleures que bien des mangas retenus, pour des raisons qui me sont obscures (car je sais que nombre d’entre-elles ont été proposées au comité). Je note aussi le « fiasco » du Lézard Noir et le retour de Cornélius, dans une sorte d’effet de balancier. Néanmoins, je suis très content de la présence du Dernier sergent, de Saint-Elme et de Contrition qui sont trois de mes chouchous de l’année (et il n’y en a pas tant que cela, vu que je n’aime rien… à ce qu’il parait).

Quoi qu’il en soit, et sans connaître le programme détaillé, je sais déjà que je serai sur place les cinq jours du festival (plutôt un après-midi, trois jours entiers et une matinée), « Moto Hagio oblige ». Et je ne doute pas un seul instant que le temps passera à une vitesse folle tant il y aura à faire et que le Festival d’Angoulême reste d’une qualité inégalée par les autres manifestations francophones du même genre…

Baldur’s Gate 3, l’acte 1

Après une bonne soixantaine d’heures de jeu à Baldur’s Gate 3 et après avoir bouclé les actes 1 et 2 (sur 3) et exploré les environs de la Porte de Baldur, il est temps de faire un premier point sur un jeu assez énervant, frustrant et décevant, tout en restant captivant. En effet, Larian Studios a réussi l’exploit de faire un jeu que j’ai envie de jeter (virtuellement) à la poubelle, tout en ne pouvant pas m’empêcher d’y revenir afin de conclure cette aventure se déroulant à nouveau dans la fameuse ville située à Faerün. Le temps est venu d’écrire le premier acte (sur deux) de mon billet consacré à un des jeux vidéo les plus attendus de cette année 2023.

Une aventure prenante aux multiples possibilités

Le point fort de BG3 est la possibilité de faire de nombreux choix, que ce soit tant dans la création du personnage principal que durant l’histoire, notamment lors des dialogues. La gestion des conséquences de ces choix semble bien gérée (il me faudra finir au moins une première fois le jeu pour mieux juger lors d’une autre partie), même s’il apparait déjà que certains passages ont l’air d’être obligatoires, quelle que soit sa façon de jouer. Pour ma part, je n’ai pas choisi la facilité en privilégiant la force brute sur l’intelligence et la magie. En effet, les caractéristiques des personnages ont une influence sur la découverte et les dialogues, donc sur la façon de commencer puis de résoudre les (très) nombreuses quêtes secondaires. La variété dans les dialogues et des réactions rendent le jeu très vivant. Il en résulte un jeu très prenant et même addictif sur certaines phases. Indéniablement, la grande permissivité des choix dans le scénario est la grande réussite de l’équipe créative de Larian Studios. Par exemple, ayant raté la libération de Lae’zel après le crash du Nautiloïde (oui, j’ai pris à gauche là où j’aurai pu aller à droite à un embranchement), j’ai retrouvé bien plus tard notre teigneuse Githyanki qui avait réussi à se libérer elle-même. Je n’ai pas eu à retourner à ce fameux croisement pour pouvoir la recruter. D’ailleurs, tous les personnages dits « d’origine » sont recrutables et ont des quêtes associées, au point qu’il est difficilement envisageable de pouvoir toutes les faire.

Une difficulté absurde et reposant trop sur l’aléatoire

En mode normal, les nombreux combats sont trop difficiles à mon goût. Quelques avis m’avaient prévenu, mais j’ai voulu quand même tenter le coup. Mal m’en a pris lorsque les ennemis ont commencé à avoir un certain niveau. Les jets de dés sont trop souvent défavorables, du moins, je le ressent ainsi. On subit très régulièrement des réussites critiques avec des dégâts bien trop importants par rapport à ce qu’on inflige nous même (et pourtant, j’ai triché sur mes classes d’armure). Il faut dire que lorsqu’on est une équipe de quatre qui doit combattre une quinzaine (voire plus) d’ennemis (et que ceux-ci peuvent agir deux fois par tour et pas vous), ceux-ci ont automatiquement plus de chance que ça soit eux qui réussissent un massacre. Ces jets de dès sont, heureusement, invisibles durant les combats surtout avec des jets modificateurs pour prendre en compte les avantages et désavantages liés au terrain, à sa condition, à son arme, etc. Par contre, on passe son temps à faire des jets de D20 pour ouvrir une porte fermée à clé, ou à désamorcer un piège, ou pour « convaincre » les divers PNJ avec qui on interagit, etc. C’est rapidement assez gonflant. De plus, le résultat est trop souvent défavorable. Il est même impossible à atteindre lorsqu’il faut réaliser un score de 30 alors que le mieux que l’on puisse faire est 29. Étrangement, la réussite critique ne joue pas, là. Je sais bien que c’est le principe même des jeux de rôle de plateau, mais les deux Pillars of Eternity avaient su nous éviter ces moments qui cassent le rythme de l’histoire. Un site (malheureusement blindé de pubs) explique bien le mécanisme des dés dans BG3.

Un graphisme à la qualité relative

Ce n’est pas un jeu AAA et ça se voit : le moteur 3D (Divinity 4.0, une version améliorée de celui qui a servi à Divinity: Original Sin 2) de Larian Studio est plutôt limité. Certes, ce n’est pas aussi moche qu’un Shroud of the Avatar, mais quand on a passé des centaines d’heures à jouer à la franchise Horizon (Zero Dawn et Forbidden West), les cinématiques (surtout) et la représentation des personnages (les textures sont plutôt basiques), et bien, ça pique un peu les yeux, surtout quand on zoome au maximum sur un individu ou sur un bâtiment. De plus, l’animation desdits personnages est assez pitoyable tant elle est limitée dans les mouvements, les positions et les expressions. C’était bien la peine de faire du motion-capture… Ce sont toujours les mêmes mouvements et mimiques qui reviennent et ça lasse au bout d’un certain temps. Or, ces cinématiques sont très nombreuses, même quand elles ne servent à rien. À l’inverse, la représentation des lieux est réussie, heureusement vu le temps qu’on passe à arpenter les environs de la Porte de Baldur. Comme déjà dit, il s’agit de ne pas zoomer de trop près sur les bâtiments ou l’environnement car on s’aperçoit vite que les textures n’ont pas réellement de relief ; elles font vraiment plaquées sur des formes en 3D. La gestion des ombres, surtout sur les personnes, n’est pas terrible non plus. Pourtant ma carte graphique a toutes les options d’affichage au maximum. Mais bon, on s’y fait à la longue… et ça évite qu’on pleure l’absence d’un mode photo !

Vive les MODS

NexusMod propose un nombre très important de modifications à BG3 (c’est pour ça que j’ai acheté la version PC et non la version PS5). Mon billet « acte deux » reviendra plus longuement sur ce point lorsque j’aurai regardé de plus près tout ce qu’on nous propose. En fait, un seul MOD suffit à mon bonheur et me permet de tricher largement : Basket Full of Equipment. Et tant qu’à faire, autant récupérer la NSFW version qui ajoute un petit côté sexy (et sexiste vu que ça consiste surtout à déshabiller les personnages féminins) au jeu. En effet, outre de proposer des vêtements bien plus sympas que les horribles armures proposées par le jeu de base (je ne félicite pas le directeur artistique pour ses choix de design des armes et armures), on a la possibilité d’éditer leurs caractéristiques. On peut ainsi avoir un bikini (topless ou non) avec une classe d’armure 21. Il y a aussi quelques armes qui sont bien sympas et des anneaux modificateurs de caractéristiques qui sont très pratiques (indispensables même pour se faciliter la vie). En plus, avec le petit programme BG3ModManager, il est très simple à installer. Bref, un must have de mon point de vu de tricheur invétéré.

Conclusion

S’il y a trop de nombreux avis dithyrambiques et donc sans grand intérêt pour se faire une idée précise des qualités et des défauts du jeu, comme cela est trop souvent la règle sous l’influence des réseaux sociaux, d’autres sont rédigés avec un esprit plus critique. Une excellente vidéo YouTube résume assez bien l’impression que me laisse le jeu, en tant que non joueur des jeux de plateau situés dans l’univers des Forgotten Realms. Il me reste à terminer une première fois le jeu et le recommencer en jouant un peu plus intelligemment, ayant mieux compris les mécanismes de BG3.

Formula Bula fait pschitt

Pour le petit groupe parisien de Mangaversien·e·s, la fin du mois de septembre a ouvert le bal des festivals BD. Tout d’abord avec Formula Bula, suivi de Y/CON début novembre, de SoBD un mois plus tard et, en point d’orgue, le FIBD d’Angoulême fin janvier. Nous savions que nous commencions par le moins intéressant, mais nous n’imaginions pas que, dans sa nouvelle configuration, il serait à ce point raté. Voici notre petit retour d’expérience visiteur.

Pour ma part, je n’attendais rien de bon de cette édition, n’ayant pas une grande appétence pour la BD expérimentale, son seul intérêt pour moi étant d’être proche de mon parking parisien habituel. Ayant vu le programme de cette année et, surtout, vu le nouveau lieu du festival, principalement l’ancien campus de l’université de Censier (les nombreux autres sites participants n’ayant rien d’intéressant à proposer), seule la possibilité de voir quelques connaissances sur et autours des stands au Village des éditeurs m’a motivé pour faire le déplacement. De ce côté, c’est plutôt réussi, même si je n’ai pas pu discuter avec les responsables des maisons d’édition çà et là ou Lézard Noir. Grâce aux différentes rencontres avec des bulledairiens, des membres du groupe Facebook J’AI et quelques autres connaissances trouvées sur tel ou tel stand, sans oublier les dédicaces obtenues par mes camarades, l’après-midi n’a pas été gâché. Mais pour le reste…

Cela a mal commencé avec une absence de panneautage. Passant par l’entrée principal du bâtiment, nous n’avons trouvé aucune indication sur l’emplacement des rencontres et du Village des éditeurs. Il y avait heureusement un panneau indiquant, avec deux flèches allant dans des directions opposées (si si !), l’atelier Manga Miam animé par la traductrice Miyako Slocombe, atelier basé en partie sur la série La Cantine de minuit (Yarô Abe, au Lézard Noir). Nous y sommes arrivés avec presque une demi-heure de retard (sur 1h30), ce qui est regrettable étant donné qu’il était intéressant, interactif, avec une bonne participation du (notamment jeune) public. Ensuite, incapables de trouver le Village des éditeurs (la raison principale de notre venue, rappelons-le), nous avons dû demander à une personne qui passait par le hall d’entrée où ce foutu Village se trouvait (réponse : au premier étage). À l’entrée sur le campus, il fallait, en fait, prendre l’escalier à droite et ne pas chercher à passer par les grandes portes du bâtiment. L’indiquer clairement était manifestement en option, option non levée par l’organisation. Ceci dit, cette belle preuve d’inorganisation nous a permis d’assister à Manga Miam, donc nous ne pouvons pas nous plaindre.

Surprise ! Sis dans un endroit fermé de petite taille, sans aération, regroupant stands et expositions, le Village des éditeurs est moche, étouffant et peu pratique. Nous sommes vraiment très loin de l’espace (presque) bucolique de la médiathèque Françoise Sagan et du Carré Saint-Lazare. Les deux rangées de petits stands séparées par ce que les organisateurs ont appelé pompeusement « expositions » n’aident pas à circuler. Heureusement, il n’y a pas énormément de monde alors qu’on est samedi après-midi… Les « gros » éditeurs indépendants sont situés dans la partie intérieure du Village, les alternatifs sont tournés vers l’extérieur. La fréquentation des stands, comme souvent, dépend beaucoup de la présence ou non d’autrices, d’auteurs. Par exemple, L’Association a des poids lourds en dédicace, à la plus grande joie des bulledairiens : Emmanuel Guibert, Edmond Baudoin, Vincent Vanoli (entre autres) sont au travail. Et comme il n’y a pas beaucoup de monde, cela permet de discuter et de multiplier les demandes de « petits mickey ». Autre exemple, Agnès Hostache attire du monde sur le stand du Lézard Noir. Sur le stand de çà et là, nous pouvons voir Martin Panchaud et sa machine à dédicace. Il est aussi possible de discuter longuement avec Hugues Micol chez Cornélius, et même de le charrier gentiment sur ses sinogrammes dans Romanji. Il ne faut non plus oublier de passer voir les plus petits stands car il y a toujours moyen de trouver quelques titres difficiles à trouver en librairie et même rencontrer son auteur ou son autrice, à l’exemple de Maou et de son Fleur de prunier édité chez un petit éditeur de Lausanne ou acheter le dernier numéro de Rita, une revue montreuilloise (Montreuil Powa !).

Outre les dédicaces, c’est aussi le moyen de se retrouver « en vrai », de dépasser la virtualité des réseaux sociaux, des forums et autres blogs. Ainsi, le noyau parisien du groupe Facebook J’AI en profite pour se voir (maintenant, il faut que je trouve un membre dessinateur pour qu’il me réalise un portrait sur ma carte de membre papier). Nous pouvons aussi croiser telle ou telle connaissance, ou journaliste spécialisé, et échanger quelques mots à cette occasion. Voilà pour le côté positif du Village des éditeurs et ce qui justifie notre présence. Malheureusement, comme déjà dit, le lieu est inadapté : il est trop petit et absolument pas ventilé, ce qui en ces temps de reprise du COVID, n’est pas très malin… et de toute façon mauvais pour la qualité de l’air respiré, car bien vicié en l’occurrence (bonjour les maux de tête au bout d’un certain temps). Il y a aussi l’étrange idée de vouloir placer les « expositions » au centre de la pièce, donc dans le flux du passage des visiteuses et visiteurs, flux qu’on perturbait obligatoirement. Résultat, personne ne s’y arrêtait vraiment, et de toute façon, ça ne donnait pas envie. C’est d’autant plus dommage que même si ce n’était pas des « expositions » à proprement parler vu leur configuration, il y avait matière à lire et à mieux connaître les autrices et les auteurs concerné·e·s.

Je ne parlerai pas des rencontres organisées dans un énorme amphi qui devait résonner bien vide, nous n’avons assisté à aucune d’entre-elles. Concernant les concerts, vu la petitesse et l’emplacement de la scène, placée le long d’un mur, ça devait être bien nul et très loin de ce qui nous était proposé il y a quelques années au Point éphémère. Bref, lorsque je lis la communication et la satisfaction de l’organisation à l’occasion de cette édition, et que je pense à mon ressenti, je me dis qu’il y a comme un décalage. Pour moi, on a atteint cette année le fond (ce ne peut être un sommet) de l’inorganisation et de l’inintérêt. Je dois avouer qu’il s’agit une manifestation pour laquelle je n’ai jamais eu un grand intérêt par le passé (surtout comparé à Pulp Festival et à SoBD). Heureusement, l’entrée est gratuite et ça permet de rencontrer du monde. Mais, comme dirait un vieux con, c’était « moins pire » avant…

Les projets (plus si) secrets de Sanderson

Une découverte (bien) tardive

Ignorant totalement son existence malgré son immense succès dans le domaine des littératures de l’imaginaire, j’ai découvert Brandon Sanderson suite à l’écoute d’un podcast de l’émission Mauvais genre (France Culture, juin 2023) où le choniqueur a su me « vendre » la dernière sortie en date de l’auteur, Manuel de Survie du Sorcier Frugal dans l’Angleterre médiévale. Ni une ni deux, profitant du passage habituel à Gibert Joseph St Michel lors des « courses » du samedi, et trouvant l’ouvrage en version « normale » (la version « collector » propose une couverture cartonnée, chose que je déteste, et des illustrations sans grand intérêt et guidant trop le mien, d’imaginaire), j’en profitais pour en faire l’acquisition puis la lecture (sur le même week-end). Mi-juillet, c’était au tour de Tress de la mer d’Émeraude. Un petit délai avait été nécessaire car je ne le trouvais qu’en version « collector » et je n’en voulais pas. À peine lu, je me suis précipité sur Yumi et le peintre de cauchemars qui venait juste de sortir. Ces trois (plus ou moins épais) romans font partie d’un ensemble de quatre, appelés « romans secrets », écrits par l’Américain en dehors de tout contrat d’édition puis publiés dans le cadre d’un Kickstarter record.

Au début, il s’agissait pour Brendon Sanderson d’écrire pour son épouse des romans qui n’étaient pas prévus à l’origine d’être publiés. C’était pour lui une façon de lutter contre les effets de la pandémie de Covid-19. Il faut dire aussi qu’il était épuisé par une année 2019 où il avait consacré beaucoup trop de temps à la promotion de ses œuvres (notamment en déplacements), ce qui le rendait presque incapable d’écrire sur ses séries en cours. L’arrêt brutal de ces activités en 2020 et 2021 lui donnant beaucoup plus temps, il s’est ainsi ressourcé avec ce « projet secret », des romans écrits pour lui-même et sans la pression de son éditeur et de ses fans. Cela le ramenait à ses débuts, lorsque qu’il n’était pas encore publié et encore moins l’auteur à succès qu’il est devenu par la suite. Toutefois, Sanderson a décidé de les éditer lui-même… enfin, grâce à l’équipe de Dragonsteel (sa société d’édition créée en 2007, notamment pour proposer des produits dérivés, gérer ses droits et faire sa promotion sur YouTube). C’est ainsi qu’a été mis en place quatre « projets secrets » (et même un cinquième sous la forme d’un scénario de BD), financé grâce à un Kickstarter, avec une double publication, une pour les participants, et une autre, plus traditionnelle, pour le reste du monde. En francophonie, ces quatre romans sortent au Livre de poche en quasi-simultané avec les USA, en grand format sous deux formes : une normale (brochée) et une « collector » (reliée) incluant des illustrations.

Tress de la mer d’Émeraude

Présentation de l’éditeur : Tress vit sur une petite île isolée au beau milieu d’un océan…  de spores. Simple laveuse de vitres, elle partage néanmoins une belle complicité avec Charlie, le fils du duc, et est secrètement amoureuse de lui. Quand celui-ci disparaît, la jeune femme décide de partir à sa recherche. C’est le début d’un périple au bout du monde, où l’on retrouve tous les ingrédients qui font le sel des grandes aventures :  des contrebandiers de la pire espèce, une sorcière malintentionnée, un redoutable dragon, des pirates sales et méchants (ou pas),  et même un rat qui parle… 

Tout débute par une histoire d’amour impossible entre une très ordinaire employée de maison et un jeune noble, un falot de première, sur une petite île sans intérêt que personne n’a le droit de quitter. Partant de ces prémices, Brandon Sanderson développe sur presque 640 pages une aventure épique, mettant en scène une jeune héroïne qui n’a que son courage et son intelligence pour elle, alors qu’elle doit lutter contre des adversaires puissants, voire invincibles. Sans temps mort, avec une légèreté d’écriture irrésistible créant un humour qui fait mouche (félicitations au traducteur Sébastien Guillot), l’auteur nous propose une belle porte d’entrée dans son univers, le Cosmère (même si cela fait rater certaines références, ce qui n’est aucunement gênant). Alors, certes, il ne faut pas vouloir plus qu’une aimable distraction et faire l’impasse sur quelques facilités scénaristiques, mais pourquoi toujours vouloir des intrigues complexes et des personnages torturés. Il est manifeste que l’auteur s’est beaucoup amusé à écrire ce récit pour le plaisir de sa lectrice d’origine (et de tous les autres par la suite). Pour avoir un avis plus développé sur ce roman, je vous conseille de lire la chronique de Tachan.

Manuel de Survie du Sorcier Frugal dans l’Angleterre médiévale

Présentation de l’éditeur : Un homme se réveille dans une clairière, amnésique, dans un pays qui ressemble énormément à l’Angleterre médiévale…
Qui est-il, d’où vient-il et pourquoi a-t-il atterri ici ? Mystère. Traqué par un groupe aussi étrange que puissant, il doit, s’il veut survivre, retrouver la mémoire. C’est son seul espoir. Même s’il faut pour cela s’allier à quelques autochtones, et adopter leurs croyances et leurs superstitions. Il existe bien un guide, intitulé Manuel de Survie du Sorcier Frugal dans l’Angleterre médiévale, qui pourrait l’aider, sauf que son unique exemplaire a explosé pendant le transfert. Et si les fragments qu’il a réussi à sauver sont autant d’indices, aura-t-il même le temps de les exploiter ?

J’ai donc découvert Brandon Sanderson par ce roman de science-fiction. Bien m’en a pris car l’histoire ne s’inscrit pas dans un des univers créés par l’auteur et elle relève d’un genre que j’apprécie bien plus que la fantasy. Néanmoins, ce dernier aspect n’est pas absent mais la magie n’est pas réellement le sujet principal, sauf vers la fin, lors du grand final (un peu décevant et un peu trop facile). Il s’agit en fait d’une sorte de roman policier, mais ça, on ne le découvre que petit à petit, lorsque le héros (anti ?) recouvre sa mémoire au fil des événements. Comme pour Tress de la mer d’Émeraude, le récit est conté de manière plutôt humoristique, malgré la brutalité du monde où est arrivé le personnage principal. Le rythme est enlevé, on ne s’ennuie pas un seul instant (pas comme pour le troisième roman secret) et, là aussi, on sent que Sanderson se fait plaisir à l’écrire, comme ses lectrices et lecteurs à le lire.

Yumi et le peintre de cauchemars

Présentation de l’éditeur : Sur une planète baignée de lumière et écrasée par la chaleur, Yumi est une yoki-hijo, une prêtresse qui invoque les esprits pour venir en aide à son peuple.
Dans une cité froide entourée de ténèbres perpétuelles, Peintre repousse chaque jour les manifestations physiques des cauchemars des habitants grâce à ses pinceaux.
Tout les oppose, ils ignorent même jusqu’à l’existence du monde de l’autre. Pourtant, leurs destins vont littéralement s’entremêler le jour où ils commencent à échanger leur place à chaque réveil. Parviendront-ils à mettre leurs différences de côté et à travailler ensemble afin de sauver leurs peuples d’un désastre imminent ?

Dans sa postface, Brandon Sanderson déclare qu’il s’agit de son « roman secret » préféré. Peut-être parce qu’il a essayé de faire quelque chose de différent, avec une influence revendiquée de la culture manga (qu’il connait mal). L’auteur cite notamment Hikaru no go, principalement pour l’idée de l’enseignement d’un art par un esprit immatériel. Il a aussi voulu mettre une romance au cœur de son récit. Ajoutez à cela deux sociétés inspirées l’une par la Corée, l’autre par le Japon, tout en se plaçant dans le Cosmère, et on aurait pu espérer une histoire prenante et dépaysante. Las, si le dépaysement est bien là, une totale absence de rythme, des enjeux mal définis (il faut attendre plus de 500 sur les presque 650 pages pour qu’ils soient clairement énoncés) et trop peu de tension dramatique, le tout combiné à une absence d’humour dans la narration, font de ce (trop) long roman un véritable pensum à lire. Enfin, des facilités scénaristiques finissent par décevoir définitivement, malgré quelques passages ou situations réussies. Quel dommage… et cela fait craindre le pire pour le quatrième opus.

En conclusion

Il va donc falloir attendre la sortie en fin d’année du quatrième « projet secret » pour se faire un avis définitif sur cet exercice littéraire. En attendant, cela m’a permis de découvrir un nouvel auteur. Par contre, je suis bien en difficulté pour choisir d’autres romans dans sa production pléthorique. J’avoue que le fait qu’il ait été choisi pour finir la série La Roue du temps alors que j’ai vite décroché de l’œuvre de Robert Jordan, tant je trouvais cet auteur banal et sans intérêt, ne plaide pas en la faveur de Brandon Sanderson. Néanmoins, impossible d’oublier l’excellente lecture de Tress de la mer d’Émeraude. Je pense donc persévérer, mais en fonction des occasions trouvées à Gibert ou Book Off, en privilégiant le recueil de nouvelles Sixième du crépuscule et autres nouvelles ou l’intégrale de Légion.


 

La Pomme prisonnière – Chats et filles nues

Il y a un an une sorte d’Objet Manga Non Identifié est sorti chez Noeve Grafx sous un titre étrange : La Pomme prisonnière. Comme l’explique Kenji Tsuruta dans sa postface, il s’agit en quelque sorte de la continuation sous forme de manga de ses travaux d’illustrations publiés dans un art book intitulé Hita hita. Il en profite pour expliquer quelles associations d’idées lui ont permis de passer de Hita hita (une onomatopée faisant référence à la submersion) à La Pomme prisonnière (en français dans la version originale). Il se révèle très rapidement que cette bande dessinée est en fait un improbable croisement entre deux passions de l’auteur : les chats et les filles nues. Voyons donc comment le mangaka en est arrivé là et quel en est le résultat…

Le lectorat francophone a pu découvrir très tôt Kenji Tsuruta, ce qui fait que nous avons en français la quasi-totalité de ses mangas. Son premier recueil, Spirit of Wonder, a été publié chez nous en 1999 par Casterman. Il s’agit d’une compilation de courts récits de science-fiction qui ont été prépubliés entre 1987 et 1996 dans Morning ou Afternoon, deux des magazines seinen de Kodansha. Il s’agit alors de son premier tankobon (volume relié). Tsuruta a débuté professionnellement à l’âge de 25 ans avec une histoire courte réalisée en 1986 pour Morning, après une carrière d’assistant pour plusieurs mangaka et après avoir publié plusieurs dôjinshi (fanzines) durant ses études en optique. En 2004, rebelote chez Casterman avec Forget-me-not, qui introduit Mariel Imari, une détective privée japonaise vivant à Venise. Il y a cette fois une sorte d’histoire suivie mais chaque chapitre est autoconclusif. Ceux-ci ont été prépubliés à partir de 1997 (toujours dans Morning) et regroupés au Japon en un seul tome en 2003.

Ensuite, plus rien en francophonie jusqu’à ce que Ki-oon édite en 2017 le premier des deux tomes de L’île errante. La série, commencée en 2010 dans Afternoon, est plus ou moins en pause depuis de nombreuses années. Plus exactement, elle est à parution très lente car le premier tome est sorti en 2011, le second en 2017 au Japon. C’est ensuite au tour d’Emanon de nous être proposé, toujours par Ki-oon. Il s’agit là de l’adaptation en manga d’une série de nouvelles de science-fiction écrites par Shinji Kajio. Les quatre tomes parus au Japon (en 2008, 2010, 2013 et 2018) ont été traduits en français entre 2018 et 2020. Notons que, cette fois, la série (inachevée) a été prépubliée dans le défunt mensuel Comic Ryu de Tokuma Shoten. En effet, le mangaka s’est mis à travailler assez tôt pour divers éditeurs, notamment pour Hakusensha. Sa dernière œuvre finie, La Pomme prisonnière (2016, Hakusensha) a été prépubliée dans le magazine Rakuen Le Paradis (un recueil périodique d’histoires courtes destiné essentiellement à un lectorat féminin, trois numéros par an) entre 2010 et 2014. Tsuruta y a commencé une nouvelle série en 2017, Le Repaire de Captain Momo (à paraitre en français, normalement fin 2023, chez Noeve Grafx). Cependant, une fois de plus, l’auteur est très lent (le rythme de parution du magazine n’aide pas, il faut dire) et le premier tome relié n’est sorti au Japon que fin 2022.

Car oui, le mangaka n’est pas très productif. Il faut dire qu’il est aussi un illustrateur de romans et qu’il réalise régulièrement des art books dont l’imposant Hydrogen (254 pages, 1997, Hakusensha) ou, comme déjà évoqué, Hita hita, un recueil d’images friponnes (40 pages, 2002, Hakusensha). Récemment, Tsuruta vient de sortir Tsubu-an (120 pages, 2022, Akita shoten), un nouvel art book revenant sur l’ensemble de sa carrière et comprenant notamment de nombreuses illustrations promotionnelles ou de commandes (pour des films ou des albums de musique, par exemple). S’il n’y a pas de nudité, les filles y sont souvent présentées de façon sexy, voire avec un peu de voyeurisme de la part de l’auteur.

La Pomme prisonnière est donc un manga particulier, « un peu spécial » comme le dit lui-même l’auteur. Pour commencer, il est impossible de présenter l’histoire car il n’y en a pas. En vingt-deux chapitres, représentant seize saynètes sans lien les unes avec les autres (certaines sont très courtes car ne comptant que trois pages), nous suivons les rêves, les cauchemars ou les agissements de Mariel, la détective privée du manga Forget-me-not. Le point commun à tous ces petits récits ? Le chat Oni. N’oublions pas les nombreuses apparitions de félidés en plus d’Oni avec, notamment, M. J, Hana et Chee. Il y aurait pu avoir un autre point commun avec la nudité de notre héroïne. Cependant, il arrive parfois que Mariel reste habillée. Venise aurait pu être un troisième fil rouge, mais la plupart des chapitres se passent dans des ruines à demi immergées qui pourraient se trouver n’importe où en Méditerranée. Quoi qu’il en soit, les chats sont représentés de manière réaliste, leur comportement est incontestablement crédible. Nous pouvons donc prendre La Pomme prisonnière avant tout pour une déclaration d’amour envers la gent féline, mais avec une contrainte : faire un manga avec des filles nues, dans la lignée de Hita hita, cet art book où Tsuruta s’en était donné à cœur joie.

En effet, comme nous l’apprend la postface, c’est une demande du rédacteur en chef (qui avait déjà travaillé avec l’auteur) du magazine pour jeunes femmes Rakuen Le Paradis qui a permis la création de cet OMNI. Néanmoins, l’existence d’une telle œuvre dans la bibliographie du mangaka n’est pas réellement surprenante. Les chats sont présents dans de précédents titres, tels que Forget-me-not (forcément) ou L’île errante. Et plus les années passent, plus les héroïnes de Tsuruta sont sexy et déshabillées, de Mariel que l’on voit de plus en plus découverte au fil des pages à Emanon qui n’est pas toujours très vêtue (surtout dans Errances d’Emanon). Sachant que l’auteur avoue dans ses petits commentaires qu’il aime dessiner des filles nues, il est tout à fait logique que ces différents centres d’intérêt se retrouvent ici… sans oublier le milieu marin que l’on retrouve dans une grande partie de ses mangas.

Dans le cas de Hita hita et, par extension, de La Pomme prisonnière, sommes-nous en présence d’un hommage rendu à un certain courant artistique européen, le nu ? Ou s’agit-il tout simplement de voyeurisme avec ce « male gaze » si important dans l’idéologie woke ? En effet, nous pourrions bien être en face d’une sexualisation exacerbée de la femme asiatique dans un univers occidental, un lointain avatar de l’orientalisme du XXe siècle. Après tout, Mariel est japonaise et l’histoire (si on peut dire) se passe à Venise. D’ailleurs, La Pomme prisonnière est-elle une œuvre compatible avec l’évolution récente des mentalités (et des débats que cela provoque) en ce qui concerne la représentation des femmes dans l’art ? Toutefois, toutes ces questions ne relèveraient-elles pas d’un certain ethnocentrisme ou plutôt d’un culturocentrisme qu’il faudrait apprendre à dépasser ? En effet, nous parlons là d’une œuvre réalisée avec un « esprit d’avant-garde » et créée pour un public de niche, japonais, sans visée exportatrice.

Évacuons de suite l’hypothèse d’un éventuel hommage à l’art du nu. Rappelons que ce dernier, du moins en Europe, est très ancien. Dans l’Antiquité, il s’agissait d’ailleurs plus de nus masculins qui exaltaient les vertus viriles des hommes sans la moindre sexualisation des corps. Petit à petit, ce genre artistique a évolué vers une mise en scène de femmes. Il y a plusieurs raisons à cela, certaines pouvant être amusantes. Notons que le dénudement partiel des corps, surtout féminins, était plutôt transgressif en Europe au XIXe et durant la première moitié du XXe siècle, ce qui permettait aussi de faire parler de soi. Il n’en est pas de même au Japon où l’ukiyo-e est un art pictural qui remonte au début de l’époque d’Edo. À partir du milieu du XVIIe siècle, de nombreuses estampes popularisent l’ukiyo-e, accompagnant ainsi le développement de l’industrie du livre de divertissement. Pour un certain nombre d’entre elles, il s’agit de montrer des courtisanes dans leur vie de tous les jours. Forcément, ces femmes ne sont pas toujours habillées, notamment lorsqu’elles vont au bain. S’il y a une référence au passé dans Hita hita et dans La Pomme prisonnière, c’est plutôt là qu’il faut chercher, et peut-être aussi dans l’art contemporain japonais.

De notre point de vue occidental et actuel, Tsuruta porte-t-il sur Mariel et ses filles de papier un regard masculin réifiant le corps féminin en en faisant un objet de désir ? C’est certain, du moins selon certains points de vue. Nous pouvons aussi penser que nous sommes plus dans une représentation onirique, référencée et humoristique de la nudité plutôt que dans un certain érotisme. D’ailleurs, dans La Pomme prisonnière, il s’agit plus de vivre nue quand cela est possible. Vivant seule à Venise ou dans une ruine à demi immergée à l’écart de toute habitation, Mariel est plutôt dans une position de nudiste, mais plutôt dans la sphère privée. Dans un chapitre, lorsque le brouillard (un phénomène habituel à Venise) se lève, elle et la fille à lunettes doivent cesser de danser nues sur la rive et elles se cachent pour ne pas être vues d’un promeneur solitaire. Toutefois, rappelons que la pudeur n’est pas tout-à-fait la même au Japon qu’en Occident. D’ailleurs, il y a un côté assez transgressif de la part du mangaka lorsqu’il montre la pilosité pubienne et axillaire. Les filles de Tsuruta ne sont pas épilées, elles sont naturelles. Nous pourrions même considérer que l’auteur promeut, notamment avec Mariel, une image de la femme libérée, ayant le contrôle de son corps.

Toutefois, nous pouvons nous demander si tout ceci ne serait qu’une intellectualisation excessive destinée à cacher le fait qu’il s’agit uniquement de se faire plaisir en dessinant / regardant des corps féminins, et qu’il n’y a rien de plus. Après tout, Tsuruta l’a bien dit à propos de Hita hita : « […] des filles nues et c’est tout. » Donc… place aux images !